Plume D’Eveil – De la souffrance (8)

– J’ai quitté, mais j’ai travaillé de longues années dans le domaine social, j’ai quitté parce que je ne peux pas savoir pour autrui. Lorsque s’établissent des rôles, un qui aide, un qui est aidé, la relation est pervertie. Elle donne le pouvoir sur une personne et la prive de son autonomie. C’est ainsi que s’établit le contrôle social.

Je ne dis pas que tu fais cela, je te demande de m’expliquer. Puisque tu vas vers ceux qui souffrent, la relation ne devient-elle pas « relation d’aide » ?

 

– J’aimerai dépasser ce concept de l’aide à autrui, sentir qu’en vérité, il n’y a jamais eu ici qu’une affaire d’importance egotique. Bien sûr que nous sommes tous une aide autant que tout est aide pour nous, ceci est une réalité.

Mais quoi ? Sommes-nous capables de le savoir ?

Je suis persuadé que non, comme je suis persuadé que si notre volonté, nos buts se mêlent de ces relations subtiles, il y a plus de chance que nous devenions davantage une gêne, un obstacle, qu’une aide.

Ce que nous faisons de mieux se fait sans le « nous » ou le « je ». Ce qui est le plus beau en nous, nous est inconnu, parce que ce n’est pas nourriture pour l’esprit, celui-là n’aime que les fioritures, mais oui nous sommes beaux malgré tout. La nature vibre en nous, ce ne sont que nos idées qui sont pauvres, misérables.

 

Nous commençons par conceptualiser notre souffrance, puis nous continuons par nous apercevoir des plaintes des autres.

Ah mais oui ! Les autres aussi souffrent ! Et de plus, ils souffrent comme nous, des mêmes causes, de la même manière. Leurs larmes ont le même goût d’eau salée, leurs cris la même tonalité vibrante, et leurs bouches dessinent le même rictus. C’est donc que ce sont nos frères ? !! Quelle surprise !! Par conséquent ils méritent mon amour mon affection, puisque ce sont mes frères et mes sœurs !! Et d’aimer leurs larmes je me consolerai un peu des miennes. Je me trouverai quelque chose d’utile à faire, utile parce que ce sera utile pour eux et cela me détournera de ma propre misère.

Mais … ne suis-je pas en train de me soigner de mes maux en me penchant sur les maux d’autrui ? Sans doute !!!

Alors je ne suis pas arrivé au bout, il doit y avoir encore une forme de l’amour au-delà de cette crête, une forme si belle que mon esprit ne peut pas encore la voir.

Un amour sans pitié de moi ne se cachant pas derrière la pitié pour mon prochain, un amour sans pitié pour le lointain, le lointain étant au-delà des besoins, le lointain étant au-delà des frontières conceptuelles, au-delà de celui qui veut grandir en importance, en utilité.

Un amour qui ne serait pas ma propre production, comme le sont ma sueur ou mes larmes, mes peurs et envies. Un amour qui passerait en moi, de l’un à l’autre, y résidant, parfois quelque temps, toujours trop peu de temps. Pour lequel je ne serais qu’un conduit, qu’un tuyau. Dont je serai animé, comme une marionnette s’anime par ses fils qui la relient au-delà de son monde.

Un amour indicible, et que je renoncerais à signifier, parce qu’il serait tout autant absurde d’espérer que la marionnette songe à connaître les mains qui l’ont faite.

Plume D’Eveil – De la souffrance (7)

– Pourquoi je vais vers les autres ? C’est difficile de le savoir, ne sont-ce pas eux qui viennent vers moi ? Car là aussi j’ai espoir que ce ne soit pas décision de mon esprit, j’ai bon espoir… (Sourire)

Tout petit, je le faisais déjà. Non ce n’est pas pure générosité, ni pure compassion et parfois j’en suis gêné, j’aimerai parfois pouvoir penser que ce n’est qu’une tendance compassionnelle produite de mon être. Il y a un instinct en moi que je ne peux apprivoiser, étudier, connaître, juste le voir se manifester ici ou là. Imagines-tu Michelle combien de fois par jour je me pose la question : mais Ron aimes-tu les gens ?

C’est affreux comme je ne parviens pas à répondre simplement à cette question. Une minute je les aime, la suivante je les hais. Je suis coincé dans les paradoxes. Ils sont à la fois la toile d’araignée sur laquelle je vis et les pièges qui me sont tendus en permanence.

Si j’aimais les gens, chercherais-je un autre passage ? Car ce n’est pas d’eux qu’il s’agit en vérité mais de leurs souffrances. Le bon médecin aime-t-il les malades qu’on lui amène ? Non, bien-sûr, ils les aimeraient sains et non couverts de pustules.

Et le médecin lui-même qu’est-il ? Un patient certainement lui aussi, un malade qui voit un peu plus les bouts de son mal.Un malade qui voudrait dire à ses semblables : Mais regardez ! C’est là qu’est figé le dard !! Mais ne le voyez-vous pas ?

J’entends une plainte d’abord. Alors je tourne la tête. Je laisse se diffuser la plainte en moi, pour la sentir, c’est cela le sens du mot « comprendre ».

Mon corps doit l’analyser, car il ne suffit pas de connaître la souffrance, il me faut surtout mesurer la soif de guérir. Celle-ci n’apparaît pas dans les mots du souffrant, elle remonte de certains de ses organes.

Si cette soif n’est pas là, je passe mon chemin. Car je ne prétends pas soigner l’homme, l’individu. C’est moi-même que je veux atteindre et l’espèce à travers notre échange, s’il se peut. Lui et moi nous devons agir pour l’espèce. La nature ne s’intéresse pas aux individus. L’individu participe, et tout se fait autour de lui, mais ce n’est pas lui qui est la cible.

L’absence de souffrance est aussi absence de connaissance, le monde se construit sur la souffrance, c’est elle qui garde en elle la marque de tous les défis, leur sens aussi.

Je m’intéresse donc aux souffrances pour les connaissances qu’elles peuvent nous livrer, je les presse pour en faire sortir ce jus.

Mais pourquoi ?

Je veux croire que c’est la réponse à un vieil instinct, si ce n’est pas cela, il ne reste rien qui vaille qu’on s’y intéresse. Un instinct ! Donc une mission ! Pour moi le seul fait de vivre représente une mission, à tous, la vie nous est donnée pour accomplir une œuvre. Les instincts sont des missions programmées en nous par la nature, par l’intelligence du monde.

Quand je te disais que je me sentais missionné Michelle, tu pensais sans doute, que je devais me sentir bien particulier. Mais non, nous sommes tous des missionnés. Voilà qui me ramène à un rang plus modeste, n’est-ce-pas ?